tryin' to do something good

Every street in this city is the same to me. Everyone's got a place to be but there's no room for me... La musique remplissait l'habitacle de la voiture. Pour une fois, Pandora avait fini sa journée tôt. Il était seize heures vingt, elle avait donc parfaitement le temps de rentrer chez elle, prendre son temps dans un bon bain bien chaud et se caser devant un de ses films préférés. Dire que d'habitude, elle n'était pas sortie de la morgue avant trois heures du matin, pour y être à huit heures le lendemain... Pas étonnant qu'elle ait de telles cernes, à force... Elle se frotta machinalement un œil, lissa le tissu bleu de sa robe sur ses cuisses. Elle avait faim... Il y avait bien une boulangerie face à l'école maternelle du centre-ville, elle s'arrêterait là avant de rentrer.

Ce fut donc tout juste cinq minutes plus tard qu'elle sortait de la boulangerie en question, les bras chargés par des sachets de croissants, pains au chocolat, pains au raisins et autres viennoiseries pas du tout recommandées dans le cadre d'un régime strict. Elle passa du côté passager pour déposer tout ça sur le siège avant et allait pour remonter derrière le volant quand une petite voix aiguë qu'elle connaissait bien se fit entendre. Hurlant son prénom, bien évidemment. Elle eut juste le temps de se retourner qu'une petite bombe blonde lui sautait dans les bras. « Eileen, du calme, moi aussi je suis contente de te voir mais tu me fais un peu mal, là, ma puce. » Elle avait de la poigne malgré ses trois ans et des poussières. Soulevant la gamine, elle se retrouva ensuite nez à nez avec une instit' apparemment débordée. « Je suis désolée, mademoiselle, je lui avais pourtant bien dit de ne pas sortir mais son père n'arrivera pas avant une demi-heure au moins... » « Oh mais... C'est pas grave, je peux la prendre si vous voulez, je suis une amie de monsieur Hunter. Attendez, je vais l'appeler pour le prévenir... »

Un portable sorti et un numéro composé plus tard, la jeune femme tombait sur le répondeur. Elle se mordilla la lèvre inférieure. « Hey, Tyson... C'est Dora. Je voulais juste te prévenir que j'ai récupéré la petite à la sortie de l'école... Simplement pour que tu t'inquiètes pas. Elle sera chez moi. Donc... A tout à l'heure. » Elle reporta ensuite toute son attention sur Eileen, bien calée dans ses bras, à qui elle adressa un petit clin d'œil amusé. « Allez, on va aller chez moi, d'accord ? C'est un peu le bazar, tu m'en voudras pas trop ? Je travaille beaucoup donc j'ai pas toujours le temps de ranger, et je soupçonne mon chat de mettre encore plus de bazar quand je suis pas là. » Une fois la blondinette bien attachée à l'arrière, elle repassa derrière le volant et redémarra, direction la maison ! En espérant que Tyson ait son message à temps, en tout cas...

Encore une petite dizaine de minutes et elles étaient garées sur le parking de l'immeuble. La petite dans un bras, ses viennoiseries dans l'autre, elle grimpa jusqu'au dernier étage où elle habitait. Ce fut un long miaulement de la part de Corail qui les accueillit quand la porte fut ouverte. « Calme-toi, grande bouche, je vais te la faire ta gamelle ! Un vrai estomac sur pattes celle-ci... Tiens, la puce, prends ce que tu veux à manger dans les sachets, d'accord ? Évite juste de toucher aux livres, ils sont pleins de poussière. » Bon. Environ quinze minutes à attendre pour son père, non ? Enfin... Eileen était un peu la première gamine qu'elle recevait à la maison, ça faisait tout bizarre.

Le regard rivé sur sa montre, Tyson n'avait pas réellement grand chose en tête. Simplement récupérer sa fille à la sortie de l'école et rentrer. Il se gara rapidement sur le parking, et chercha la fillette du regard. Nulle part. Elle était absolument nulle part. Dès lors, les choses commencèrent à tourner dans la tête du père de famille : non seulement il se faisait très vite des films, mais il avait l'habitude de réagir de façon disproportionnée pour des broutilles. Vous savez, Tyson avait fait de la prison et de l'isolation. L'isolation, pour un truc appelé troubles explosifs intermittents. Vous savez, le genre de moment où une personne entre dans une telle rage, dans une telle situation de folie passagère qu'il ne se maîtrise plus et finit éventuellement par faire du mal aux autres, voire se faire du mal aussi. Il sortit de la voiture et se dirigea vers l'accueil de l'école. Il donna plusieurs coups sur la vitre. Vérifia son téléphone, rien. Si seulement il avait su que son demi-frère s'était amusé à pirater ledit téléphone et qu'il lui avait supprimé un message venant de la légiste.

Sur le coup, que dalle. Rien. Niet. Nada. Téléphone aussi vide qu'une tombe sans cadavre. L'institutrice le reconnut et l'accueillit avec un sourire. Tyson, lui, n'était absolument pas souriant. Dès qu'il s'agissait de la gamine, c'était hors de question de sourire ou de faire des blagues. « Où est Eileen? » L'institutrice fronça les sourcils. « Elle est partie avec une dame aux cheveux bruns. Elle a dit qu'elle vous connaissait. Je crois qu'elle travaille à l'hôpital, il me semble la reconnaître des Urgences. »

N'écoutant même pas la fin de la phrase, Tyson avait déjà fait demi-tour. Ouais, c'était ça en fait. Entre créatures surnaturelles, ils s'amusaient tous à le faire tourner en bourrique. Pandora était une sorcière : normal qu'elle s'en prenne à la petite alors. Il aurait dû le savoir. Derrière son petit regard, ses petits trips étranges, en réalité, elle n'avait voulu QUE se rapprocher de lui pour lui chiper Eileen sous son nez, c'était ça hein ?

Il entra dans la voiture, claqua la portière violemment, et démarra en trombe, laissant le caoutchouc des roues brûler des marques sur le sol. Il ne respecta aucune règle du code de la route en se dirigeant vers l'immeuble de la sorcière. Ouais, non. Sorcière. Sorcière ! Qui voyait les morts. DIEU. Si elle voyait les morts, il devait y en avoir de partout chez elle ? Et Eileen qui les voyait aussi parce qu'elle était gamine ! Frappant les poings contre le plafond de la voiture, il se gara de travers sur le parking en manquant de renverser trois gamins qui jouaient au football. Il leur cria après. Là, c'était trop.

Il poussa la porte de toutes ses forces, de telle façon à ce qu'elle rebondisse contre ses gongs et manque de craquer. Une petite vieille se trouvait dans le couloir qui menait aux escaliers. « DEGAGE! » Aucun respect pour la vieille. Il la bouscula violemment, avant de s'engager dans la cage d'escalier, les gravissant quatre à quatre. Là, c'était plus que de l'inquiétude, il était sûr et certain de retrouver Pandora en train de faire subir des atrocités à Eileen.

Il balança un adolescent qui traînait dans les escaliers et qui fumait tranquillement sa cigarette avec un coup dans la tête, sans faire attention. « Casse toi! » Non, c'était vrai. Tyson n'était absolument pas du genre à rester calme quand il était inquiet. Plutôt du genre à tout défoncer.

Ca y est, il voyait entièrement et uniquement rouge. A chaque étage qu'il passait – il n'avait pas voulu prendre l'ascenseur, de peur de s'énerver contre les boutons et d'y rester coincé – il s'énervait d'avantage contre les pauvres personnes qui pensaient passer une fin d'après-midi tranquille. Ses cris s'intensifièrent.

Et puis, il arriva enfin au cinquième étage. Il se mit à courir vers la porte d'entrée de l'appartement de Pandora, et, ne prenant même pas le temps de toquer, ou même d'attendre qu'elle lui ouvre... il balança un coup de pied dans la porte qui sauta de ses gongs.

« PANDORA! » Au cas où elle ne soit pas là. Il serra les poings, fulminant comme un taureau enragé. Il voyait flou, du coup. Complètement énervé. Complètement perdu. Toucher Eileen, c'était signer son arrêt de mort. Si on ne le prévenait pas... Mort s'ensuivrait. Il avait fait de la prison pour la petite, bordel. Il serra les poings, se massa la tempe d'une main en serrant les mâchoires.

« PANDORA ! »

Comme quoi. Fallait pas énerver le père de famille. Il ne la voyait pas particulièrement dans l'appartement, alors il s'y engagea d'un pas ferme. Il le jurait sur la vie de la petite, il allait trouver la sorcière et la balancer par la fenêtre du 5e étage et la regarder tomber jusqu'en bas et exploser dans une espèce de bouillie sur le goudron du parking en bas...

Le temps de prendre un goûter rapide et de débarbouiller Eileen qui s'était mis du chocolat à peu près partout, Pandora ne savait toujours pas quoi lui faire faire. Elle se retrouva un peu comme une idiote, accoudée à la fenêtre de la cuisine, sa cigarette au bec, à l'observer jouer avec une Corail repue et ronronnant comme un vieux moteur de voiture. C'était mignon. La tête penchée sur le côté et l'air rêveur, elle l'observa un moment... Jusqu'à ce que la petite s'empare d'un des énormes albums photos qui restaient toujours sagement rangés dans le meuble télé. « Oùlà, qu'est-ce que tu fais avec ça, hein ? Tu veux vraiment regarder des photos ? » Et face au regard suppliant qu'elle lui renvoyait, la jeune femme ne put que craquer. Avec un soupir, elle installa Eileen sur le comptoir de la cuisine puis ramena les albums photos à elle, avant de se hisser à ses côtés. Adélaïde les avait rejointes entre temps, et c'était finalement une relative bonne ambiance, voyez, rien qu'entre fille... Enfin, ça, c'était jusqu'à ce que Dora entende de drôles de bruits depuis la cage d'escaliers. Elle fronça les sourcils. « Mais qu'est-ce que... »

Elle n'eut pas le temps d'aller plus loin : sa porte d'entrée était violemment démolie et Tyson débarquait dans l'appartement en beuglant. « PANDORA! » Elle se massa l'arête du nez. Oh bon sang, mais qu'est-ce qui allait lui tomber sur le coin du nez, encore ? Hein ? D'abord Charles qui l'accusait de faire revenir les fantômes sciemment, maintenant ça ! « PANDORA ! » Cette fois, ce fut plus fort qu'elle. « CA VA PUTAIN ! Arrête de gueuler, on t'a entendu depuis le parking, c'est bon ! » Elle écrasa sa cigarette dans son cendrier, recracha sa fumée par la fenêtre ouverte et sauta de son perchoir, les bras croisés sous sa poitrine. La fatigue et l'agacement conjugués provoquèrent une légère chute de contrôle de sa magie, qui se manifesta par un léger vent agitant ses cheveux bruns. Alors qu'il n'y avait pas de courant d'air.

Bref, la jeune femme était plantée devant Tyson, bien droite, ses yeux commençant doucement à virer au gris orage. « Oh, je sens que quelque chose va mal tourner, ma petite... » commenta Adélaïde en posant une main protectrice sur l'épaule d'Eileen. « Quand ses cheveux commencent à s'agiter comme ça, c'est très mauvais signe. Perdre le contrôle de sa propre magie, comme ça... » Parce que Pandora commençait doucement à bouillir. « Si c'est pour ta fille, elle est bien vivante, en bonne santé, je l'ai faite manger et on regardait de vieilles photos d'enfance. Je t'ai laissé un foutu message pour te prévenir que je la prenais avec moi, alors j'ai du mal à saisir pourquoi t'as osé DEMOLIR MA PUTAIN DE PORTE D'ENTREE ! » Sous l'éclat de voix de la brunette, un violent coup de vent s'engouffra dans l'appartement par la fenêtre ouverte, souleva la lourde porte en bois comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'une plume et la plaqua violemment dans son encadrement, si violemment d'ailleurs que les murs vibrèrent. Et Dora ne semblait toujours pas reprendre le contrôle de son pouvoir. La température ambiante chuta jusque dans les négatifs, signe d'une arrivée massive de fantômes, et quelques menus objets explosèrent autour d'elle. « J'espère pour ta propre sécurité, Tyson Hunter junior, que tu n'as pas osé croire que je ferais quoi que ce soit à ta fille ? »

Alors comme ça elle se cachait dans la cuisine ?! Fulminant, Tyson n'eut pas le temps de s'approcher de ladite cuisine que la porte qu'il avait violemment défoncée revenait à sa place dans le pas de la porte. Peu lui importait. Il voulait récupérer Eileen. Coûte que coûte.

Et elle lui gueula ensuite qu'elle lui avait laissé un message. HEIN. BORDEL. ELLE SE FOUTAIT DE SA GUEULE LA OU QUOI ?! Il fronça les sourcils et attrapa le téléphone, le tira de sa poche et le balança sur Pandora : « ESPECE DE SALE PUTE! » Parce que ouais, non, il n'avait rien reçu. Absolument rien du tout.

Probablement que sur le rebord de la fenêtre se trouvait un corbeau en train de claquer du bec. Quelle espèce de sale chienne ! Oser lui dire à sa gueule qu'elle lui avait laissé un message ! Et prendre Eileen ?! Sans lui demander ? BORDEL. Il l'avait vue 5 fois avant ça, et il ne lui avait présenté la petite qu'à la 4e ! C'était pas pour rien ! A peine en train de réagir un peu trop fort, là, le papa poule...

Lorsque la température chuta, Tyson se dirigea droit vers la légiste, et, d'un coup d'épaule dans le ventre, il la plaqua sur le canapé sur lequel ils avaient pourtant passé un après midi ensemble à crier après la télévision. Non, franchement ! C'était plus que n'importe quoi là ! Elle n'avait même pas honte ?! PUTAIN. « T'es une putain de sorcière ! T'aurais pu faire tout un tas de trucs à Eileen! »

Et, puis, sans plus réfléchir, alors que la température continuait de chuter, alors que normalement, il ne frapperait jamais une femme, il abattit son poing, doigts serrés, sur la joue de la légiste. Normalement il ne l'aurait jamais fait. Mais dans les circonstances actuelles... Difficile à dire ce qu'il pouvait faire, ce qu'il ne pouvait PAS faire, et s'il pouvait ou pas se maîtriser.

Et la même chose, on pouvait le dire pour la légiste en face. Il ne s'imaginait pas une seule seconde réussir à maîtriser la doctoresse surtout pas qu'elle venait de faire chuter la température de la pièce. Il entendit Eileen crier quelque part dans l'agitation, et il releva le regard, les yeux exorbités. Si elle avait touché Eileen... Si jamais elle avait touché un petit cheveu à Eileen... Elle allait finir par passer à travers la vitre, oh ça c'était sûr !

Il allait la tuer. En sang froid. Et il allait récupérer Eileen, et il allait quitter cet immeuble pourri dans la foulée.

Il abattit à nouveau son poing contre le visage de la légiste...

Et puis d'un seul coup.

Plus rien.

L'appareil l'atteignit à la tempe, ouvrant une large plaie sanglante sur sa peau trop pâle. Les murs tremblèrent un peu plus fort, le vent forcit, les yeux de Pandora prirent un éclat métallique qui aurait inquiété n'importe qui d'autre. Mais Tyson était un père malade d'inquiétude et il voyait aussi rouge que le sang qui coulait actuellement le long de sa joue. « ESPECE DE SALE PUTE! » L'insulte fut sans doute la goutte de trop. Alors qu'Adélaïde mettait Eileen à l'abri comme elle pouvait sous une table, loin des chutes de morceaux de verre et autres débris contondants, la sorcière n'eut qu'à serrer les poings pour que les divers miroirs, vitres et autres surfaces du genre se brisent avec un fracas assourdissant. Les voisins se demanderaient sans doute ce qui se passait. Sans compter la nuée de fantôme qui s'engouffra par la fenêtre ouverte, véritable maelström de couleurs et de formes sans queue ni tête, avec une seule attitude. Défendre celle qui les avait appelés.

Mais déjà Tyson la plaquait sur le canapé d'un coup dans le ventre. La douleur fut vive. Elle mit un certain temps à retrouver son souffle, pliée en deux, un gémissement de douleur aux lèvres. « T'es une putain de sorcière ! T'aurais pu faire tout un tas de trucs à Eileen! » Et bam... Le premier coup trouva sa pommette qui céda avec un craquement sourd sous les phalanges. Elle fut violemment projetée sur le côté, complètement désorientée, et elle eut juste le temps de se redresser vaguement sur ses bras que le deuxième coup arrivait. Sa lèvre supérieure laissa échapper un flot de sang qui goutta sur le parquet au sol. Mais maintenant, elle avait du mal à discerner ce qui faisait le plus mal. Le corps ou l'esprit ? Comme ça, elle était une pute ? Une sale sorcière ? Elle sentit à peine les fantômes disparaître et le vent tomber, pas plus qu'elle ne sentit Tyson lui tomber dessus, ou deux bras glacés la tirer du poids du mastodonte. Elle se contenta de se recroqueviller sur elle-même en poussant un cri d'animal blessé.

« Pathétique stupide petit humain, si jamais je te surprends à toucher un seul cheveu de mon arrière-arrière-petite-fille, je t'assure que cette fois je te coupe les testicules et je te fais un collier permanent avec... » gronda Adélaïde en laissant tomber la lourde poêle qui lui avait servi à assommer Tyson. Sans son intervention, sans doute le bodyguard aurait-il continué à passer ses nerfs sur la nécromancienne jusqu'à ce qu'elle meure sous les coups... Battue à mort... Pas super glorieux comme fin... La main d'Adélaïde se posa sur l'épaule de sa descendante, puis elle alla chercher Eileen, qu'elle avait bien sagement cachée sous une petite table pour la protéger des diverses choses qui pouvaient lui tomber dessus. Pandora finit par se redresser lentement, les joues encore humides de larmes et de sang mêlés, son œil gauche s'ombrant déjà d'une lourde poche violette, tout comme sa pommette. Sa lèvre était en sang, sa tempe aussi... Elle devait donner l'impression de sortir d'un combat de rue.

« Dora, tu devrais rester couchée. » Elle haussa les épaules. Rien à faire. Elle avait passé l'état de choc – plus ou moins – mais il restait encore la douleur des mots dans son cœur, plus encore que celle des points. Pute... putain de sorcière... Elle se leva brutalement pour aller chercher un gant de toilette imbibé d'eau froide à poser sur le front du mastodonte. S'occuper de lui avant de s'occuper d'elle-même, l'instinct de médecin qui revenait au galop, elle ne pouvait pas s'en empêcher. Après ça... Il partirait avec la petite, elle ferait un ménage grossier, elle se soignerait... Le lendemain elle mettrait du fond de teint pour cacher le plus gros et elle continuerait de sourire. Comme d'habitude.

Adélaïde m'a amenée sous la table et je me suis accroupie en me tenant les jambes avec les bras. En me penchant en avant et en arrière, pendant qu'il a commencé à faire super froid et que y a eu plein de pieds et de couleurs et de voix. Et j'ai entendu papa crier, et des bruits. Je me balance d'avant en arrière. Quand Adélaïde se relève et s'en va, je me mords la lèvre et je me cache la tête contre mon bras. « Twinkle, twinkle, little star... » Puis y a un gros bruit, avec du verre cassé, et je commence à sangloter.

Ca fait peur. J'aime pas quand Pandora elle perd le contrôle comme ça, et j'aime pas papa quand il est en colère. Puis, d'un seul coup, tout le monde disparaît et je vois plus les pieds et y a plus de courant d'air et j'entends Adélaïde. Puis un gros bruit lourd. Je me penche en avant pour tomber à quatre pattes et je sors de dessous la table pour voir qu'Adélaïde a tapé la tête de papa avec une poêle et qu'il s'est écrasé par terre, sur Pandora. Et que Pandora elle saigne. Et papa aussi. Je me redresse doucement, sans dire un mot.

Puis je m'approche de mon papa et je lui attrape une main. Il bouge pas. Il a les yeux fermés, et il a un petit trou qui saigne à l'arrière de la tête. C'est la poêle qui a fait ça ? Il bouge pas du tout, alors je m'accroupis à côté de lui pour lui tirer l'oreille, comme il fait Simba dans le Roi Lion quand son papa il est mort. Mais Pandora elle s'est relevée et elle a été chercher un chiffon et elle le passe sur le front de papa. Je vois bien qu'elle est énervée parce que papa il a dit des gros mots. Mais papa, quand il est en colère il dit toujours des gros mots. Même contre moi, quand il s'énerve. Je reste assise à côté de la tête de mon papa et je regarde tour à tour Adélaïde et Pandora.

« Il dit toujours des gros mots quand il est énervé. Il dit pute à tout le monde quand il est énervé. » Que le mot 'pute' sorte aussi naturellement de ma bouche alors que je n'ai que trois ans, ça peut choquer. Mais papa il l'a crié assez de fois pendant que lui et maman faisaient leur divorce. Je sais que je dois pas le dire, le mot pute. Alors je pince les lèvres.

« Il a juste peur que maman ou que Shawn ou que quelqu'un vienne me prendre. Il est comme ça depuis toujours, mon papa. » Je baisse mon regard vers les yeux de mon papa, et je pose mes mains sur sa main à lui – elles sont grandes ses mains. Je me laisse tomber sur les fesses sur le tapis et je regarde Pandora et Adélaïde. Vu que papa il peut pas parler maintenant qu'il dort sur le tapis, c'est à moi de parler, non ? J'inspire profondément.

« Il va se réveiller, hein ? » Je lui tapote l'arrière du crâne, avant de reprendre : « Il voulait pas vraiment dire ce qu'il a dit, Pandora. Il dit toujours des choses qu'il veut pas dire quand il est énervé. » Et ça, je peux en être sûre : il a traité maman de tous les noms avant le divorce, puis il s'est excusé. Même si des fois il dit des choses et on croit qu'il le croit vraiment, et ben, c'est pas vrai. Il m'a demandé si j'aimais bien Pandora parce que lui il la trouvait gentille. Je vois pas pourquoi il la traiterait comme une sorcière comme la reine dans Blanche Neige. C'est pas vrai. Elle est pas comme ça Pandora. J'attrape le bras de papa et je pose sa main sur mes cuisses. Je veux pas m'écarter de lui, parce que peut-être que les autres fantômes qui étaient là tout à l'heure vont revenir et ils vont le manger... ? Non ?

Du coin de l'œil, elle observa Eileen se rapprocher presque timidement de son père. C'est vrai qu'il fait presque peur, étalé comme ça sur le tapis. Et évidemment, il fallut que ce soit une gamine de trois ans qui essaie de la réconforter. Pas qu'elle n'apprécie pas le geste, notre Dora, mais franchement... « Il dit toujours des gros mots quand il est énervé. Il dit pute à tout le monde quand il est énervé. » Elle haussa les épaules. C'était pas ses affaires. Si ? Si. Parce qu'il le lui avait dit. Mais même si c'était sous le coup de la colère, ça faisait toujours mal. Une douleur nette et chirurgicale dans la poitrine. Comme un coup de bistouri. Elle renifla piteusement, en essuyant frénétiquement ses joues pour effacer la moindre trace de larme. Surtout pas ça. « Il a juste peur que maman ou que Shawn ou que quelqu'un vienne me prendre. Il est comme ça depuis toujours, mon papa. » Nouveau haussement d'épaules. « Ouais. Comme si je me sentais pas assez... monstrueuse comme ça. » Sa voix avait tremblé sur la fin, trahissant son émotion. Elle avait envie de tout lâcher, partir se planquer sous sa couette et pleurer un bon coup, sans avoir à faire bonne figure devant une gamine de trois ans, aussi adorable soit-elle.

« Il va se réveiller, hein ? » Pandora eut un vague sourire et elle frotta doucement le dos de la petite pour la rassurer. « Bien sûr qu'il va se réveiller. Ne t'en fais pas. Adélaïde lui a donné un sacré coup sur la tête donc il risque de mettre un certain temps pour se réveiller, mais il finira par le faire. » Ouais, et après, à qui de faire l'examen ? Hein ? A Dora. Avec un grognement étouffé, celle-ci entreprit d'ailleurs de soulever les cent onze kilos de muscles qu'il représentait pour le fourrer dans le canapé plutôt que le laisser par terre – un peu plus digne, quand même. Elle replaça ensuite le gant de toilette sur son front. « Il voulait pas vraiment dire ce qu'il a dit, Pandora. Il dit toujours des choses qu'il veut pas dire quand il est énervé. » Troisième haussement d'épaule, suivi d'un sourire qui n'en était pas un. « Le problème c'est qu'il les a dites, ces choses. Et moi je les ai entendues, et les mots ça peut faire aussi mal qu'un coup de poing. » Elle secoua la tête, releva son regard glace sur Adélaïde d'un air interrogateur. « Grand-mère, j'aimerais pouvoir au moins désinfecter mes plaies... Pourrez-vous... » L'aïeule l'interrompit en hochant la tête et vint s'installer à genoux aux côtés de la petite blonde, pendant que la nécromancienne filait dans la salle de bains.

Son reflet dans le miroir lui arracha une grimace. Ouais, pas cool tout ça. En cinq petites minutes toutefois, elle s'était nettoyé le visage et avait posé des pansements là où elle en avait besoin, c'est à dire à la tempe et à la lèvre. Elle retira également sa robe tachée de sang, ne restant plus qu'en collants et sous-vêtements. Il y eut un long moment de silence dans la petite salle de bains, si calme... si étrange... Et surtout, qui la faisait se sentir encore plus mal. Avec un juron, elle brisa son miroir d'un coup de poing, s'entaillant sévèrement la paume. « PUTAIN D'ENCULE DE DIEU, BORDEL DE MERDE SA MERE LA PUTE ! » Elle avait littéralement beuglé ces insanités, sans vraiment prendre garde à l'âge de la petite dans le salon – de toute façon Adélaïde veillait au grain. Avec un nouveau juron plus étouffé, elle enroula sa main dans un bandage sans se préoccuper des menus détails, puis se laissa aller contre le lavabo, toujours en petite tenue, sans même penser à prendre un peignoir. Elle en avait plus que marre de toute cette histoire. Qu'il se barre avec sa môme, merde ! S'il préférait, elle pouvait même couper tout contact avec lui. C'était à lui de voir maintenant.

Je dais pas comment je dois réagir. Parce que papa il est en train de dormir et que Pandora elle saigne, et Adélaïde, elle est toute bizarre et énervée. Je reste assise par terre pendant que Pandora elle amène papa sur le canapé. Puis, quand elle dit des choses, je me renfrogne. Je veux pas qu'elle fasse la tête avec papa. Quand Pandora s'en va dans la salle de bain pour se nettoyer, et ben, je fronce les sourcils. Puis je regarde Adélaïde qui s'est accroupie à côté de moi et je croise les bras et je baisse la tête pour bouder.

Je veux même pas comprendre pourquoi les adultes ils trouvent toujours des choses difficiles. C'est facile de jouer et de s'entendre. De toute façon, je suis sûre que papa et Pandora ils vont se retrouver ensemble, et ils vont pas se faire du mal comme maintenant. Puis d'un seul coup j'entends Pandora crier des gros mots et je relève la tête. Je vais commencer à pleurer. Mais je veux pas pleurer, alors je me relève doucement en me poussant sur les mains.

« Fais attention à papa. » Je dis ça à Adélaïde parce que je vais voir Pandora dans la salle de bain. J'attrape doucement la poignée de la porte et je tire en m'appuyant dessus fort, et quand je la vois en train de pleurer, je m'approche. J'attrape sa main, puis je m'assieds à côté d'elle. Je la regarde. Elle pleure. Ah non, si elle pleure moi je peux pas pleurer. Je vais pas pleurer aussi si elle pleure.

Alors j'inspire et j'attrape son autre main. « Maman elle dit que pleurer ça fait maigrir. » Je fais un sourire à Pandora puis je me pousse en avant vers elle, et je lui donne un coup avec ma tête. Pour la faire sourire un peu. Je reste assise par terre, et je campe. Je bougerais pas tant que Pandora elle pleure. De toute façon, papa il a l'habitude de se prendre des patates. Alors, du coup, moi, j'ai pas peur de rester avec Pandora maintenant. Parce que Adélaïde, elle veille sur papa. Et ça, ça suffit.